Archives mensuelles : juin 2021

Urgence

© Romain Tissot

Sur une idée de Antoine Colnot, metteur en scène et Anne Rehbinder, auteure, de la Compagnie HKC, ainsi que du chorégraphe Amala Dianor – à Chaillot Théâtre national de la Danse.

Cinq hommes jeunes, acteurs-danseurs venus de Lyon et issus du hip-hop, racontent leur histoire de vie dans un tourbillon plein d’énergie : récits de vie individuels et collectifs par le mouvement et par les mots, lutte contre les discriminations et le déterminisme social et culturel par la scène, recherche d’identité et de visibilité, de reconnaissance.

Au cœur du sujet, l’Urgence de dire et d’exister, la bataille du quotidien, du choix du métier et l’envie d’être reconnus pour ce qu’ils sont dans leur contexte familial, culturel et religieux.  Je suis…. est suivi de la litanie si négative de celui qui n’ose se regarder dans un miroir, de la souffrance d’être dévalué. Ma mère…  et tous parlent à la fois, il y a tant à dire. Un chant soudain surgit et apaise.

La bande son aux tonalités électroniques métissées, passerelles entre orient et occident (Olivier Slabiak), les lumières et la scénographie (Laïs Foulc) les portent et nous font parvenir leurs voix singulières. La parole est sans détour, radicale, la dynamique des corps, brûlante, à fleur de peau, l’élan est vital.

Antoine Colnot, metteur en scène, et Anne Rehbinder, auteure, avec le concours du chorégraphe Amala Dianor, ont croisé leurs disciplines, à l’écoute des interprètes. Anne Rehbinder a collecté, au cours d’actions artistiques menées, la parole des participants, et l’a organisée. Antoine Colnot, metteur en scène ouvert aux autres disciplines – et qui s’est formé auprès de Claire Lasne, Gildas Milin, Sylvain Maurice, Olivier Py – a pensé la colonne vertébrale du spectacle en fonction des personnalités des interprètes. Né au Sénégal, imprégné de culture hip-hop et de street danse, Amala Dianor, formé aussi à la danse contemporaine au CNDC d’Angers – et qui a travaillé entre autres avec Régis Bouvier, Emanuel Gat, Georges Momboye et Abou Lagraa – a creusé le syncrétisme des styles. On le lit dans le spectacle.

Urgence, spectacle de théâtre et de danse né de la collaboration entre trois artistes de disciplines différentes, fédéré par la parole à l’état brut des danseurs, et par le geste et le cri organiques qu’ils lancent, mène à une écriture chorégraphique singulière et puissante qui déborde du cadre de la scène et nous renvoie à l’altérité, à la tolérance et à la vie.

Brigitte Rémer, le 28 juin 2021

Avec : Marwan Kadded, Freddy Madodé, Mohamed Makhlouf, Elliot Oke, Karym Zoubert – création musicale Olivier Slabiak – scénographie et lumières Laïs Foulc – régie générale Daniel Ferreira – assistant chorégraphe Alexandre Galopin – costumes Sonia Bosc – administration Anne Jeanvoine – production et diffusion La Magnanerie.

Du 24 au 26 juin 202, à Chaillot Théâtre national de la Danse, Place du Trocadéro. 75016. Paris – Tél. : 01 53 65 30 00 – site : www.theatre-chaillot.fr

Déplacement

© Laura Giesdorf

Chorégraphie et interprétation Mithkal Alzghair, dans le cadre du Printemps de la danse arabe 2021 – à l’Institut du Monde Arabe.

Déplacement a été créé en deux versions et deux formats différents : un solo, en 2015 et un trio, un an plus tard. C’est ici le solo, chorégraphié et dansé par Mithkal Alzghair qui nous est présenté  et qui avait reçu le Premier Prix du Concours Danse  élargie 2016, organisé  par le Théâtre de la Ville de Paris et le Musée de la danse/Centre Chorégraphique National de Rennes et de Bretagne. Mithkal Alzghair accompagne la chorégraphie de nombreux silences, trouve son style et son espace entre rituel et danse traditionnelle. C’est une danse d’écorché vif.

Né en Syrie, Mithkal Alzghair a appris la danse classique et moderne à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas. En 2010 il avait choisi de venir en France et a été contraint d’y rester. Il a suivi de 2011 à 2013, le master d’études chorégraphiques « ex.er.ce » de l’Université Paul Valéry, en lien avec le Centre chorégraphique national de Montpellier. Il a dansé pour différents chorégraphes comme Marie Brolin-Tani en Suède, May Svalholm au Danemark, Xavier Le Roy et Christophe Wavelet en France. Il a collaboré avec la compagnie de théâtre italienne, In-Occula, pour le projet eu­ropéen CRACK et participé aux 20 danseurs du XXème siècle de Boris Charmatz qui invitaient les spectateurs à une promenade dans les espaces publics du Palais Garnier. Ses pièces ont été montrées en Syrie, au Théâtre National de Damas ; au Liban, sur la Plateforme internationale de danse contemporaine de Beyrouth ; au Danemark, au Centre Culturel Godsbanen d’Aarhus ; en France, au Théâtre de la Cité Internationale, au Centre chorégraphique national de Montpellier Languedoc-Roussillon ; au Centre national de la Danse ; au Regard du Cygne ; en Italie, à Bologne. Mithkal Alzghair a été invité au Festival « L’art difficile de filmer la danse » pour son film Out of there, à Contredanses, à Bruxelles et a créé la compagnie HEK-MA à l’automne 2016.

Sur le plateau de la grande salle de l’IMA, à lui seul il habite l’espace dans la concentration et dans l’histoire de vie qu’il construit de ses différentes références. On les reçoit dans leur cruauté, leur humanité, leur poétique. Quand il entre sur le plateau, le danseur porte un tissu blanc plié, comme une offrande. La fin de la pièce dira que c’était peut-être un linceul. Il enfile ses bottes et se met à danser sur place comme au centre d’un cercle qui le protège, et monte petit à petit en puissance jusqu’à une sorte de transe. Les signes se construisent et se déconstruisent : on voit le prisonnier et le militaire, celui qui implore et celui qui tombe, celui qu’on humilie et celui qui ordonne, on voit les tremblements et la marche, la marche obstinée jusqu’à l’épuisement. Bouger pour ne pas mourir. On pense au soldat  Woyzeck qui en perd la raison.

Le déplacement, le glissement, la traversée, la migration, le voyage, sont implicitement dans la construction chorégraphique de Mithkal Alzghair. Son interprétation est d’une grande force évocatrice par sa présence même. « J’ai éprouvé physiquement l’urgence du déplacement contraint, l’évasion, l’attente avant le départ, l’exil… Quitter un territoire construit par l’ensemble d’une communauté dont je faisais partie, a aussi supposé de quitter des habitudes, des relations, des engagements. »

Il rythme lui-même ses déplacements, dans un puissant travail tant des jambes et des pieds qui font fonction de percussions, que des bras et des mains qui apportent la grâce malgré la douleur. Quand la musique monte, les bras implorent, appellent au secours et le danseur se désintègre dans les sursauts de la mort. On pense aussi au tableau d’Edvard Munch, Le Cri, car Mithkal Alzghair va au paroxysme de la solitude et du néant. Il devient L’Albatros de Baudelaire et le Christ recrucifié. On ne sort pas indemne de son Déplacement.

 Brigitte Rémer, le 24 juin 2021

Conseils dramaturgiques Thibaut Kaiser – création lumière Séverine Rième – coproductions Godsbanen, Aarhus (Danemark), Musée de la Danse-CCN de Rennes et de Bretagne, Fondation AFAC, Les Treize Arches-Scène conventionnée de Brive – Avec le soutien du Centre national de la Danse à Pantin, dans le cadre des résidences augmentées et du Studio Le Regard du Cygne.

Vu le 22 juin à l’Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés-Saint-Bernard. Place Mohammed V. 75005. Paris – tél. : 01 40 51 38 38 – site www.imarabe.org.

Les Zébrures d’automne

Le Festival des Francophonies, Zébrures d’automne que dirige Hassane Kassi Kouyaté se tiendra à Limoges du 22 septembre au 2 octobre 2021.

La conférence de presse du Festival s’est tenue par visio conférence. Hassane Kassi Kouyaté chemise zébrée de rouge sur fond d’affiche jaune tournesol en a dévoilé le programme 2021 : plus de 55 propositions, avec 13 créations dont 6 émanent du Moyen-Orient et d’Asie, régions du monde mises à l’honneur cette année, après l’Afrique et avant les Outre-Mer et les villes.

Au cœur du Festival, la Caserne Marceau comme lieu emblématique et siège des activités et les lieux partenaires, affichent tous présent. La programmation couvre toutes les disciplines des arts du spectacle : musiques, théâtre, danse, contes, théâtre de rue, spectacles jeune public. Le coup d’envoi sera donné avec Malek, un concert de Kamilya Jubran (chant et oud) et Sarah Murcia (contrebasse et composition) à l’Opéra de Limoges, avec les musiciens de l’Orchestre Régional de Normandie ; l’entrée en sera libre. Dans ce même Opéra, Claude Brumachon reprendra Folie, chorégraphie créée en 1989 avec 15 danseurs, une commande de la biennale du Val-de-Marne pour le bicentenaire de la Révolution Française qui garde toute sa force.

Au Théâtre de l’Union, deux événements : Ce Silence entre nous de Mihaela Michailov mis en scène par Matthieu Roy sera le point d’arrivée d’une commande d’écriture faite dans le cadre du projet « Visages de notre jeunesse en Europe » lors de la saison croisée franco-roumaine ; et Flying chariot(s) mis en scène de Koumarane Valavane, coproduit par le Théâtre du Soleil pour la France et par le Théâtre Indianostrum pour l’Inde : Ajay, un jeune pilote de l’armée indienne envoyé en mission de maintien de la paix au Sri Lanka, ose dénoncer les exactions de l’armée indienne.

Dans les Centres culturels municipaux. Le Centre Jean Gagnant propose : Et que mon règne arrive, une création Cameroun/Burkina Faso mise en scène par Odile Sankara ; Une Pierre de patience, de Atiq Rahimi, œuvre pour laquelle il avait obtenu le Prix Goncourt en 2008 (coproduction Afghanistan, Argentine et Espagne) adaptation du roman dans une mise en scène de Clara Bauer ; Down tiger down une rêverie pour jeune public et petite jauge (20 spectateurs) vient de Belgique. Au Centre Jean Moulin, une création théâtrale togolaise est à l’affiche : Les enfants hiboux ou les petites ombres de la nuit ; et une chorégraphie de Mehdi Ouachek et Soria Rem, Anopas, hommage au parcours des artistes de la Compagnie.

 À l’Espace Noriac sont programmés : Les yeux dans le dos, venant du Canada/Québec mis en scène par Patric Saucier qui traite de la maladie d’Alzeimer sur un mode humoristique ; Il pleut des humains sur nos pavés, texte et mise en scène de Sèdjro Giovanni Houansou venant du Bénin, – il avait obtenu le Prix RFI en 2018 avec Les inamovibles – qui évoque l’exode des campagnes vers les villes et la violence des bidonvilles ; Loin de Damas, spectacle où se mêlent de manière indissociable le texte de Omar Soleimane, la musique et l’image. Au Sirque de Nexon, on entrera dans les secrets des outils et symboles des forgerons Mossis, avec Supiim, une installation performance du Burkina Faso, montrant que le contemporain et la tradition savent cohabiter ; et, venant du Liban, on parlera d’exil et de déracinement avec un certain humour à travers La mer est ma nation, création théâtrale de Hala Moughanie.

À l’Auditorium Sophie Dessus d’Uzerche, un spectacle France-Uruguay en sortie de résidence, (et qui sera aussi présenté à la Caserne Marceau) Macabre carnaval, retrace les années de dictature en Uruguay à partir des années 1950 jusqu’au retour de la démocratie, en mars 1985. À Feytiat, espace culturel Georges Brassens, Chaos, de Valentine Sergo, venant de Suisse, parle de l’émancipation des femmes et raconte l’histoire de Hayat, jeune femme fuyant un territoire dévasté d’Orient dans l’espoir de connaître une vie meilleure en Occident. Les contes fabuleux de Shéhérazade seront présentés par Jihad, Layla et Najoua Darwiche, en partenariat avec la Bibliothèque multimédia de Limoges.

Une très riche programmation musicale est à l’affiche à la Caserne Marceau, dans le cadre des Concerts du Zébrô, dont Liraz, d’origine iranienne ; le trio Brama et sa vielle à roue ; le groupe Talawine autour du oud syrien de Hassan Abd Alrahman ; la narration sonore de Cyril Cyril ; les Violons barbares, dialogue musical hybride entre un Mongol, un Bulgare et un Français ; Youmna Saba, rendant hommage à Jalila Bint Morra, poétesse de l’ère pré-islamique avec une pièce pour voix et oud, et beaucoup d’autres groupes encore. Dans la nuit du samedi 2 au dimanche 3 octobre, de 18h à 6 heures du matin, La Nuit francophone battra son plein. Cette fête partagée en entrée libre proposera des parcours dans la ville mêlant musiques, danse, théâtre et contes.

De nombreuses propositions complémentaires sont faites dans le cadre de Zébrures d’automne qui confirment la richesse et l’inventivité de la programmation : des rencontres avec trois grands artistes, Yoshi Oïda, Atiq Rahimi et Daniel Pennac, permettront de dialoguer dans le cadre des Conversations avec… Yoshi Oïda parlera par ailleurs de son parcours artistique au cours de trois journées de réflexion, les 25, 26 et 27 septembre (maximum 18 personnes). Le laboratoire du zèbre marquera la rencontre entre l’Université de Limoges et les Francophonies autour Des écritures de la scène. Une promenade joyeuse dans les Dictionnaires permettra de montrer la richesse et l’évolution de la langue française sur les cinq continents. Une table ronde et des ateliers sur le thème de l’accessibilité aux spectacles seront proposés, Dans tous les sens du zèbre, avec les Singuliers associés. Divers Prix seront remis : Prix RFI pour le théâtre, Prix de la dramaturgie francophone de la SACD, annonce des lauréats 2021 du programme Des mots à la scène ainsi que le Prix Sony Labou Tamsi des lycéens 2021 pour la lecture. Des Rencontres professionnelles se tiendront en partenariat avec différentes structures, dont l’une autour du « Décret Son ». Un stage national inter-académique destiné aux professionnels de l’enseignement et aux milieux culturel et socioculturel aura lieu les 30 septembre et 1er octobre au Lycée Léonard Limosin.

Toute la région se mobilise autour de l’accueil en résidences de création, et les spectacles tourneront dans de nombreuses villes du département, de la région et au-delà. Le menu est copieux, l’ouverture est grande tant géographique que des champs artistiques. Tous à Limoges !

Brigitte Rémer, le 25 juin 2021

Les Zébrures d’automne, Caserne Marceau, 64 Rue Armand Barbès, 87000 Limoges – Tél. (à partir du 1er septembre : 05 55 33 33 67 (billetterie générale) et 05 55 10 90 10 (billetterie groupes).

La billetterie en ligne est déjà ouverte sur le site du Festival : www.lesfrancophonies.fr

 

 

Baie des Anges

© Stéphane Trapier

Texte Serge Valletti, d’après une idée originale de Faramarz Khalaj – mise en scène Hovnatan Avédikian, au Théâtre du Rond-Point

Dans le confinement d’une chambre morte où les meubles sont, au départ, cachés sous des housses, Gérard, producteur, s’agite, avec un besoin fulgurant de se raconter et de mettre en théâtre. Il réunit deux comédiens pour parler non pas tant de lui que de sa relation à Dominique, l’absent, l’ami qui s’est suicidé. Quand Armand, acteur, plus jeune et plus calme, arrive, il lui parle de l’acquisition de cette maison qui surplombe la mer, de ce lieu appelé Baie des Anges, au demeurant titre d’un film de Jacques Demy. Armand, en écho, lui renvoie une image maitrisée, monologue contre monologue.

On entre petit à petit dans une mécanique du puzzle où le dialogue et les tergiversations entre les deux personnages, acteur et metteur en scène, nous mènent dans une répétition de théâtre, avec pour références les films du passé. Sunset Boulevard en l’occurrence, film noir américain de 1950 signé Billy Wilder, dont le titre évoque cette voie de Los Angeles bordée des villas des stars hollywoodiennes. Dans Baie des Anges il est question de mort, du massacre de soi-même, d’un type qui s’est pendu et du bruit de ses pieds battant contre le volet, gravé dans la mémoire.

Dans le plan suivant, La Fille, dix-neuf ans, quelque peu inexpérimentée, passe un casting au téléphone et convient d’un rendez-vous avec le metteur en scène. Elle arrive, Les Fleurs du mal sous le bras, et récite son poème, Élévation. Construction en fragments dit Gérard, le metteur en scène. S’amorce un dialogue entre La Fille, devenue Dina et Armand, scène de rupture d’une certaine violence et banalité. Le metteur en scène jubile mais développe aussitôt sa petite parano, suspectant une relation amoureuse entre les deux acteurs, il y reviendra avec insistance.

Dina, autrement dit Fernandina, culpabilise de n’avoir pas su garder son mari, au cours d’un long monologue, une honte chez les Paoli et deux enfants à élever seule, Annabelle et Dominique. Les répétitions se passent mal : pas de début, une construction en fragments etc… Armand pète les plombs puis raconte l’histoire de Dominique, le vendeur de guirlandes de Noël qui avait fait fortune. Gérard lui emboîte le pas et la complète. L’actrice poursuit, dans son trip poétique, avec Harmonie du soir, Baudelaire toujours. Quand Armand, perturbé, montre de la jalousie à l’égard de Gérard qui semble lui aussi convoiter la jeune femme, elle reprend le cours de son enfance et raconte. Elle connaissait Gérard par familles interposées, et avait connu Dominique à l’âge de cinq ans. On remonte le temps et le parcours de vie de l’absent. Gérard fait du gringue à La Fille qui décline ses propositions, avant de les accepter. Armand, travesti en belle américaine, en réalité la voisine de Dominique et qui l’a retrouvé pendu, en fait le récit. Un troisième poème de Baudelaire, La cloche fêlée, est énoncé par Gérard, suivi du récit de La Fille qui se souvient et raconte. Dominique avait décidé de se supprimer avant de dépasser l’âge de la mort de sa mère : « Quarante ans, sept mois et trois jours. Il ne voulait pas vivre une heure de plus que Dina. » A la date et à l’heure H, il s’est donc pendu.

« La vie, elle est faite d’une suite de scènes » dit Gérard qui défend le fragment comme démarche artistique. Le texte de Serge Valletti est effectivement construit comme tel et entremêle les lignes, narrative, poétique et filmique, les histoires de vie, le théâtre dans le théâtre, mais la mise en scène et le jeu semblent nous perdre un peu plus. Le metteur en scène, Hovnatan Avédikian, qui interprète ici le rôle de Gérard, le fait d’entrée de jeu façon western, caricaturale, brouillant les pistes. Nicola Rappo dans le rôle d’Armand à l’inverse s’en sort bien et garde son calme olympien et une certaine finesse d’approche ; Joséphine Garreau endosse plusieurs rôles : celui de la comédienne débutante, de Fernandina Paoli dite Dina l’épouse délaissée ayant à élever seule ses enfants dont l’un a mal tourné. Elle est aussi la fille facile qui a pour amant son partenaire de théâtre puis le metteur en scène, bref cela sans grand relief dans un parcours escarpé rendu peu lisible au spectateur. Les scénarios s’imbriquent les uns dans les autres et le fil conducteur échappe. S’agit-il de la perte et de la mort, d’un polar, de récits de vie, de la répétition théâtrale et de l’omnipotence du metteur en scène ? Tout cela à la fois peut-être.

Pour refaire le chemin, autant s’accrocher à la lecture du texte, paru comme premier volume d’une édition récemment créée par Serge Valletti, Chez Walter. L’auteur a fait un long parcours d’écriture depuis Les Brosses, en 1969, sa première pièce, jusqu’à la traduction et adaptation de l’œuvre complète d’Aristophane, Toutaristophane. Il a également participé à l’écriture de plusieurs scénarios de films.

Tel que présenté au Rond-Point, nous ne sommes pas Villa Malaparte non loin de Capri où fut tourné Le Mépris de Jean-Luc Godard, et on ne sent pas la mer. Le spectateur hésite dans la compréhension des choses, certains désertent en cours de route. Il fait aussi très chaud ce soir-là dans la salle Roland Topor du Rond-Point.

Brigitte Rémer, le 23 juin 2021

Avec : Hovnatan Avédikian (en alternance avec David Ayala), Joséphine Garreau, Nicola Rappo – scénographie Marion Gervais – design sonore Luc Martinez – création lumières Stéphane Garcin – Spectacle créé en coproduction avec le théâtre de Grasse et à l’issue d’une résidence de création au théâtre de Grasse. Le texte est publié aux éditions Chez Walter (Avignon).

Du 9 juin au 3 juillet 2021 à 20h30, dimanche à 15h30 – relâche les lundis et les 13 et 27 juin. Au Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75008. Tél. : 0144 95 98 21. Site www.theatredurondpoint.fr – Le spectacle a été créé le 9 septembre 2016 au Théâtre de Grasse.

 

Maîtres anciens

© Jean-Louis Fernandez

Un projet de et avec Nicolas Bouchaud – texte Thomas Bernhard – adaptation Nicolas Bouchaud, Éric Didry, Véronique Timsit, dans une traduction de Gilberte Lambrichs – mise en scène Éric Didry – Théâtre de la Bastille.

Nous sommes au Kunsthistorisches Museum, le Musée d’art ancien de Vienne. Trois personnages forment la toile de fond du récit féroce de Thomas Bernhard autour du tableau L’Homme à la barbe blanche du Tintoret : le protagoniste, Reger, vieux critique musical qui se rend tous les deux jours sauf le lundi au musée depuis plus de trente ans, pour observer le tableau, tout en se déclarant être un détestateur de musée ; Irrsigler, le gardien de la salle Bordone où se trouve le tableau et qui lui réserve quotidiennement la banquette faisant face à l’œuvre ; Atzbacher, le narrateur, à qui Reger a donné rendez-vous sans qu’il en connaisse la raison et qui s’est glissé dans la salle bien à l’avance pour observer à la volée son ami, dans sa pétrification devant l’œuvre.

Le narrateur se souvient à voix haute des conversations et citations de Reger, homme radical s’il en est, rapporte ses ressassements et sa logorrhée pleine d’épines à l’égard de tout et de tous. Reger dénigre, vocifère, invective, tempête et met en pièces jusqu’à l’étourdissement le milieu artistique viennois, littéraire et musical, qu’il a côtoyé au cours de sa carrière, la société viennoise dont il remet en cause les fondations, et au final sa propre vie. Il y a quelque chose de vital dans sa démarche. Il cultive l’ironie et la provocation, le mépris et l’insulte dans le spectaculaire tourbillon de son mal-être distillé. L’État, les musiciens, les peintres qui ne font que de l’art d’État, les pédagogues, les maîtres anciens forcément corruptibles, tous, sont passés à la moulinette.

La langue de Thomas Bernhard (1931-1989) est d’une incroyable richesse, vélocité et intelligence. Maîtres anciens est son avant-dernière œuvre, écrite en 1985, elle porte pour sous-titre Comédie. C’est sur ce ton que Nicolas Bouchaud s’empare du texte et l’interprète. Les thèmes s’enchaînent entre contradictions et obsessions sans que le stylo ne quitte la page face au lecteur/spectateur pris dans les filets du chaos intérieur de son personnage. Et il repousse les limites jusqu’au burlesque. Reger, raconté par Atzbacher, devise sur l’art de rater chez tous les grands créateurs et remarque que chaque œuvre, chaque chef-d’œuvre, porte des défauts : les peintres ratent souvent les mains par exemple ; la perfection n’existe ni chez Goya ni chez Le Greco, ni chez Véronèse ni chez Klimt « Voyez Vélasquez, rien que de l’art d’État, et Lotto, et Giotto, uniquement de l’art d’État, toujours, comme ce terrible Dürer, précurseur et prédécesseur du nazisme… Les soi-disant maîtres anciens n’ont jamais fait que servir l’État ou servir l’église, ce qui revient au même… » Puis il accable les compositeurs : il n’y a pas de fugue parfaite, ni chez Bach ni chez Mozart ; Bruckner n’est que sentimental et kitsch ; parfaitement compromis, Beethoven massacre sa sonate n° 17, La Tempête, qui est médiocre, et dans ses œuvres « marche au pas cadencé ». Quant à Mahler malheur, il est affublé du terme de « compositeur le plus surfait du siècle. »

Les écrivains aussi en prennent pour leur grade : Adalbert Stifter, écrivain, peintre et pédagogue autrichien en tête : « Ce qui est le plus incompréhensible chez Stifter, c’est sa célébrité a dit Reger, car sa littérature, n’est rien moins qu’incompréhensible. » Les philosophes sont maltraités, Heidegger, « philosophe en pantoufles et bonnet de nuit des Allemands » au premier chef. Pascal, Montaigne, Voltaire, tous y passent. Sur un autre mode tout aussi virulent, quand Reger parle d’enfance il s’arrête sur la sienne qui lui fut un enfer, « Mes parents n’auraient pas demandé mieux que de me fourrer, dès ma naissance, dans leur coffre-fort, avec leurs bijoux et leurs valeurs, a-t-il dit » poursuit Atzbacher, avant de démolir les professeurs, ces « empêcheurs de vivre et d’exister » qui, au lieu d’éclairer les enfants sur l’art, leur en font passer le goût.  Et, comme dans toute son œuvre, Thomas Bernhard attaque l’hypocrisie de la Nation autrichienne, son pays.

Derrière ce mouvement de désintégration appliquée, pourtant la mort rode et l’auteur fait volte-face semblant tout à coup lâcher prise en évoquant la mort de son épouse. Il parle avec émotion de sa rencontre avec elle, au Musée, sur cette même banquette de la salle Bordone. On entre petit à petit dans l’intimité de Reger que sa femme avait la chère habitude d’accompagner au musée. « Ma femme m’a sauvé » reconnaît-il. « Assis côte à côte, nous sommes la désespérance. » Le thème du deuil se met en place, et il raconte son enterrement. « Je suis mort aussi… » Là, la Comédie annoncée rejoint la réalité. Quand Thomas Bernhard écrit Maîtres anciens, sa compagne en effet, Hedwig Stavianicek, de trente-cinq ans son aînée, vient de disparaitre. Ce thème occupe tout l’espace de la fin du récit. « Voilà que meurt le seul être que nous ayons. »

Le chemin emprunté par l’auteur, dans ce texte, surprend, partant des hauts sommets de la déglingue philosophique, musicale, poétique et plasticienne il mène à l’intime, aux relations de Reger et de sa femme. Seul en scène, Nicolas Bouchaud, qui est à la fois Atzbacher, Reger et Irrsigler le gardien, montre une grande fluidité dans cette déambulation métaphysique et désespérée, aux frontières d’un certain burlesque. Le texte est adressé, et par deux fois il va cueillir dans le public la première fois une femme, qu’il fait monter sur scène et s’assoir sur le banc, tenant le rôle de l’épouse ; la seconde fois le regard d’un/d’une spectateur/spectatrice pour un cadeau qu’il va lui offrir, à savoir une place de théâtre (en l’occurrence pour le Théâtre de la Bastille.) C’est un clin d’œil faisant référence à la dernière page de Maîtres anciens où l’on découvre que Reger avait convoqué son ami Atzbacher pour l’inviter au Burgtheater voir La cruche cassée, de Kleist. « Effectivement, je suis allé, le soir, avec Reger, au Burgtheater et à La cruche cassée, écrit Atzbacher. La représentation a été exécrable. » Fin de partie.

Pour décliner toute la détestation portée par l’auteur, Nicolas Bouchaud monte au combat, sans armure – le texte lui suffit – avec ironie, distance et véhémence, avec son habituelle simplicité et énergie. Il a l’art de la pirouette. Thomas Bernhard lui va bien. Le monologue qu’il a construit avec Éric Didry et Véronique Timsit, la mise en scène d’Éric Didry faite dans une économie de moyens, la scénographie, les lumières et costumes qui servent le propos, ont élaboré une dramaturgie qui n’existe pas dans un texte écrit d’un seul bloc, sans paragraphes ni passages à la ligne, autant dire sans respiration. L’acteur et le metteur en scène se connaissent bien, le premier ayant mis plusieurs fois en scène le second, notamment dans des solos.  Ce fut en 2015 dans Le Méridien, avec le discours prononcé par Paul Celan lors de la remise du prix Georg-Büchner, en 1960. En 2018, Un Métier idéal de John Berger l’histoire d’un médecin de campagne et de son humanisme et la même année La Loi du marcheur, à partir d’entretiens entre Serge Daney peu avant sa mort et Régis Debray, sur l’itinéraire du critique de cinéma. Au-delà de ces solos dans lesquels il est virtuose, Nicolas Bouchaud s’inscrit aussi dans différents  collectifs où il est tout aussi flamboyant, comme il le fut autour de Didier-Georges Gabily, Joël Pommerat, Jean-François Sivadier et Frédéric Fisbach.

Ici, l’acteur construit sa partition avec incandescence, de changements d’humeurs en fantaisies taciturnes. Deux pauses musicales marquent un temps et nous reposent des idées fixes de Bernhard, même quand un pavé s’abat sur le disque vinyle en train de tourner, commentaire hautement symbolique chez ce critique musical et très drôle dans le contexte. Largo allegro, adagio, scherzo, allegretto, de mouvement lent à mouvement rapide et nerveux, nous suivons le guide. Le musée est sommairement représenté, et l’œuvre en papier kraft s’écroule devenant un royal manteau. Autre représentation de L’Homme à la barbe blanche un cadre vide ripoliné. Seul le combat entre l’acteur et la langue existe, trace de la tentative de survie de Reger. « C’est seulement lorsque nous nous sommes rendus compte, à chaque fois, que le tout et la perfection n’existent pas, que nous avons la possibilité de continuer à vivre » reconnaît enfin l’anti-héros de Thomas Bernhard, avant de poser les armes.

Brigitte Rémer, le 15 juin 2021

Collaboration artistique Véronique Timsit – scénographie et costumes Élise Capdenat, Pia de Compiègne – lumière Philippe Berthomé en collaboration avec Jean-Jacques Beaudouin – son Manuel Coursin – voix Judith Henry – régie générale et régie son Ronan Cahoreau-Gallier et Jean-Louis Imbert – régisseuse Bastille Véronique Bosi – Le texte est publié aux Éditions Gallimard, dans la traduction française de Gilberte Lambrichs.

Du 9 au 30 juin 2021 à 20 h 30 – Relâche le dimanche et les 17, 18, 19 et 21 juin – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011 – métro : Bastille, Voltaire – tél. :  01 43 57 42 14 – www.theatre-bastille.com

Inch’Allah

© Théâtre de la Ville

D’après Tartuffe de Molière – adaptation et mise en scène Alioune Ifra N’Diaye – Compagnie malienne BlonBa – spectacle en bambara, surtitré français – au Théâtre de la Ville / Les Abbesses, dans le cadre de Africa 2020.

Il y a du plaisir sur scène comme dans la salle, même si, en filigrane, un vecteur de gravité se dessine. Par le ludique, passent les messages. Alioune Ifra Ndiaye, metteur en scène, attire notre attention sur les réalités de son pays, le Mali, sur les complexités du monde et, par les moyens scéniques du kotèba, prend les chemins de traverse.

On part du général – le nombre de pratiquants des huit religions les plus fréquentées dans le monde, affiché sur un grand écran en fond de scène – jusqu’au particulier, Tartuffe. Selon Molière, ce personnage doué pour le mensonge, donne l’illusion d’être un bon pratiquant et très pieux serviteur. Il déguise ses opinions, son caractère, ses pensées et ses sentiments. Au nom de Tartuffe se superposent les synonymes de bigoterie, cabotinage, affectation, dissimulation, duplicité, fausseté, fourberie et faux-semblant.

Avec BlonBa, on oublie Molière et ses personnages et on écoute cette fable qui commence sur un coin de tapis par la lecture des cauris de la chance, énoncée par le guérisseur des âmes. Sa patiente, ou son impatiente – qui, au demeurant, pourrait être Elmire, seconde femme d’Orgon tombé sous la coupe de Tartuffe – boit les paroles de l’oracle providentiel qui lui promet une rencontre avec l’âme sœur. Pas si jeune, pas très beau, il serait, contre quelques encens à faire brûler, l’homme qui l’aimerait. D’emblée, sur ce coin de tapis, on se sent non pas dans un théâtre à l’italienne mais sur une place des quartiers de Bamako ou de Ségou, aux couleurs lumineuses et aux senteurs d’épices. Suit une longue scène avec Clément, de nom chrétien remarque le texte, morceau de bravoure à la Dorine, malin et brut de décoffrage, vif et caustique, qui allume les clignotants et dénonce les abus, avec force pirouettes et virtuosité.

On a parlé de lui pendant les deux-tiers de la pièce, enfin il arrive ! Tartuffe, devenu ici Ladji – qui signifie le Pèlerin et il en porte l’habit, celui qui a fait le pèlerinage à La Mecque – misbaha (chapelet musulman) à la main. Et on le voit à l’œuvre sur la méridienne, unique mobilier sur scène, aux côtés non pas de l’épouse, mais de la fille d’Orgon, (Marianne chez Molière) essayant de la séduire en d’extravagantes entourloupes. Démasqué après avoir joué de séduction tant auprès de la mère que de la fille, il déchaîne les foudres de la mère. Pourtant tout se termine dans la joie et la bonne humeur, tout est bien qui finit bien.

Au-delà de cette trame, c’est la forme choisie du Kotèba, ce théâtre populaire de l’aire mandingue au Mali, qui parle dans la proposition du metteur en scène, et la langue bambara. Le Kotèba est un théâtre d’intervention sociale qui utilise la satire pour corriger les travers de la société. Il réunit la communauté et provoque le rire. C’est une forme de théâtre traditionnel particulièrement pratiquée chaque année après la saison des récoltes, quand les villageois se réunissent pour assister à des saynètes mises en place par les jeunes du village, dans un moment de divertissement. Il y a des similitudes avec la commedia dell’arte, sans les masques : même naïveté, ruse et ingéniosité, même burlesque. On est dans le domaine de la farce et de l’autodérision.

Travaillant en Guinée Conakry et en Côte d’Ivoire, Souleymane Koly et son Ensemble Kotèba, avait fait connaître cette forme théâtrale en France dans les années 80. Et comme le souligne Alioune Ifra Ndiaye : « Les nuits Kotèba présentent les différents aspects de ce mode d’expression typiquement africain mais, par bien des côtés, terriblement universel. »

Fondée en 1998, la compagnie BlonBa s’est développée au fil des ans et de diverses restructurations. Après avoir été contrainte de quitter le lieu qui abritait son travail de création, en 2012, c’est par le secteur audiovisuel et la création de la société Wokloni qu’elle a rebondi, avec l’ouverture à Bamako en 2017, du Complexe Culturel BlonBa, constitué de trois salles. Sous la direction d’Alioune Ifra Ndiaye, réalisateur et opérateur culturel très actif, c’est un des espaces culturels et artistiques les plus féconds du Mali et de l’Afrique francophone, qui propose une programmation de haut niveau et fonctionne comme un incubateur pour les jeunes acteurs maliens. Alioune Ifra Ndiaye s’est formé aux techniques de réalisation pour le cinéma à Montréal, et a participé en France en 2000/2001 à la 10ème session de la Formation Internationale Culture, programme du ministère français de la Culture créé par Jack Lang.

A la fin de la représentation, le metteur en scène s’adresse au public pour inscrire sa démarche dans l’actualité du Mali et les relations de son pays avec la France, en un moment difficile. C’est courageux, d’autant en la présence de l’Ambassadeur du Mali dans la salle, de celle des communautés maliennes présentes au spectacle, vêtues de leurs costumes locaux et exposant leur artisanat. La cour des Abbesses s’est emplie de couleurs et de rires, BlonBa a permis ce moment fédérateur entre les publics et les pays.

Brigitte Rémer, le 12 juin 2021

Avec : Ismael N’Diaye, Maimouna Doumbia, Maimouna Samaké, Tieblé Traoré, Ndji Yacouba Traoré, Nouhoum Cissé, Mariam Sissoko.

Les 12 et 13 juin 2021, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 Rue des Abbesses, 75018 Paris – Tél. : 02 42 74 22 77 – www.theatredelaville-paris.com – Voir sur le site le programme L’Afrique au Théâtre de la Ville, du 3 juin au 28 septembre 2021.

Plaidoirie pour vendre le Congo

© Ry-Barbot 7

Texte Sinzo Aanza – mise en scène Aristide Tarnagda – Théâtre Acclamations – dans le cadre de la Saison Africa 2020 et en partenariat avec le Festival d’Automne à Paris – au Théâtre Jean Vilar de Vitry.

On entre de plain-pied dans la réunion du comité de surveillance du Quartier 2 Masina sans fil. Les protagonistes de la réunion arrivent au compte-goutte, de préférence en retard et occupent une grande partie de l’espace scénique. Empilés derrière la fenêtre, les habitants ne suivront le conseil qu’à partir de cette frontière derrière laquelle ils sont relégués.

Plaidoirie pour vendre le Congo c’est cette attente du début de la réunion, puis la réunion, dans sa bêtise administrative et son contenu fantaisiste. L’enjeu est important pour les habitants : se mettre d’accord sur la hauteur des indemnisations à attribuer aux familles dont certains membres ont été tués par l’armée, alors qu’ils rentraient d’un match de football. Les militaires avaient tiré, pensant faire face à une marche de protestation contre la paupérisation des quartiers.

La pièce est ce dialogue de sourds entre les deux parties, ceux qui sont chargés de décider des règles d’indemnisation et les habitants du quartier. Pour le premier groupe, les tergiversations vont bon train notamment entre le pasteur de l’église de réveil, Prophète Rambo, mi-exorciste mi-charlatan qui fait corps avec sa Bible ; la sœur Marie-Joséphine de Jésus-Sauveur, pleine de compassion ; la pharmacienne sorte de faiseuse d’anges aux pleins pouvoirs et à la séduction facile, Maman Béa ; le dragueur invétéré, propriétaire d’un hôtel mal famé, Mao-Zédong ; Chef, le responsable administratif du quartier, inconsistant…. Il y a aussi une vendeuse de pain, un instituteur, un boucher, un boutiquier, un sous-commissaire de police… De l’autre côté, les familles, agglutinées derrière la fenêtre-guichet, attendent la mise à prix de leurs morts.

Les enchères s’étirent, on se perd de conjectures en détails et on va jusqu’à évoquer la mise en vente du pays… En bref, les choses sont très linéaires mi-cocasses mi-pathétiques mais on tourne plutôt en rond. Seules quelques percées poétiques donnent des respirations au texte de Sinzo Aanza – artiste de RDC, également plasticien – où chiffrer le prix des morts, morts qu’on s’invente parfois, s’avère une addition complexe à réaliser et souvent caricaturale.

La mise en scène d’Aristide Tarnagda – homme de théâtre burkinabé, directeur des Récréâtrales de Ouagadougou – confirme cette linéarité, d’autant que la scénographie barre l’horizon et contient la population du quartier, nous privant des éclats pleins de malice des comédiennes et comédiens qui se tordent le cou pour apparaître de temps à autre. Le musicien-chanteur offre d’autres respirations, bienvenues, reprises par le collectif.

Plaidoirie pour vendre le Congo est une satire certes, mais il n’est pas sûr que la parodie démocratique (ce pseudo conseil de quartier) et les dérives politiques (des bavures militaires) prêtent à rire, ou alors elles manquent ici de finesse. L’absurde et la dérision sont des langages du théâtre mais il y a quelque chose qui, dans le travail proposé, n’aboutit pas, en cette fin de résidence que signe le metteur en scène au Théâtre Jean Vilar de Vitry.

Brigitte Rémer, le 10 juin 2021

Avec Ibrahima Bah, Serge Henri, Safourata Kabore, Nanyadji Kagara, Ami Akofa Kougbenou, Daddy Mboko, Jean-Baptiste Nacanabo, Hilaire Nana, Halima Nikiema, Rémi Yameogo. Scénographie, Patrick Janvier – assistant mise en scène, Jean-Baptiste Nacanabo – assistante scénographie, régie générale et régie plateau, Charlotte Humbert – construction, Le Grand Dehors – constructrices et constructeurs : Estelle Duriez, Charlotte Humbert, Patrick Janvier, Marie Storup – lumières Mohamed Kabore – son Hugues Germain.

Vendredi 4 juin 18h30, samedi 5 juin 18h, dimanche 6 juin 16h30, au Théâtre Jean Vilar, 1 place Jean-Vilar – 94400 Vitry-sur-Seine – Tél. : 01 55 53 10 60 – www.theatrejeanvilar.com

 

Solaris

© Geraldine Aresteanu

D’après le roman de Stanislaw Lem, traduction Jean-Michel Jasienko – adaptation, conception et mise en scène Pascal Kirsch – collaboration artistique Charles-Henri Wolff – Compagnie Rosebud – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.

L’écrivain polonais Stanislaw Lem écrit Solaris, roman de science-fiction, en 1961. La même année, Youri Gagarine effectue un premier vol dans l’espace dans le cadre du programme spatial soviétique. Un mois plus tard, aux États-Unis, John Fitzgerald Kennedy lance le programme Apollo ayant une finalité d’alunissage. L’air du temps est à l’espace, la science-fiction intéresse les écrivains.

Stanislaw Lem conte, à travers un huis-clos entre cinq personnages tous plus décalés les uns que les autres, une fable philosophique. Kris Kelvin, psychologue, est appelé à la rescousse par son collègue Gibarian travaillant sur une station orbitale où se passent de drôles de choses. La station tourne en orbite autour de la planète-océan Solaris qui avait accueilli jadis plus de soixante-dix chercheurs. Quand il arrive pour participer à l’aventure et évaluer la situation, il est intronisé par Snaut, personnage désinvolte auprès de qui il prend acte de mystérieux événements. Sur la station, il ne reste que trois scientifiques : Gibarian, qu’il n’arrive pas à rencontrer, se serait suicidé. Sartorius, invisible, opère au fond de son laboratoire dans un contexte on ne peut plus opaque, jusqu’à ce que Kelvin comprenne la présence d’êtres mis au monde par son diabolique collègue et sortant de ce laboratoire. Parmi eux et pour trouble majeur, il rencontre son ex-femme, Ava, qui s’était suicidée quelques années auparavant. Même robe, même trace de piqûre. Il reconstruit son roman d’amour, se trouble jusqu’à comprendre qu’elle n’est qu’une réplique et son double parfait, et perd pied. Son voyage sera introspectif, métaphysique et interrogatif sur la nature humaine. Les âmes mortes vont hanter la représentation et l’intelligence artificielle signer le clonage.

Andrei Tarkovski avait adapté le roman de Stanislaw Lem pour le cinéma et tourné Solaris en 1972 – pour lequel il avait obtenu le Grand Prix du Festival de Cannes – comme une tentative d’apporter une nouvelle profondeur émotionnelle aux films de science-fiction. Comme il l’écrit dans Le Temps scellé : « Dans Solaris il s’agissait de gens perdus dans le cosmos et qui étaient obligés, bon gré mal gré, de gravir les degrés de la connaissance… La désespérance accablait les héros de Solaris tout au long de leur quête, et la solution que nous leur proposions était assez illusoire : elle tenait en un rêve, celui de prendre conscience de leurs propres racines, celles qui lient à jamais l’homme à la Terre qui l’a engendré. Mais ces liens étaient déjà devenus pour eux irréels. » En 2002 Steven Soderbergh tournait à son tour une adaptation du roman, avec George Clooney et Natasha McElhone et mettait l’accent sur l’histoire d’amour. D’autres adaptations ont été présentées sur scène, dont en 2015, l’opéra-ballet signé du compositeur japonais Dai Fujikura et du chorégraphe et danseur Saburo Teshigawara.

L’action prend place dans le huis-clos de la station spatiale où Gibarian enregistre le récit des événements s’y déroulant et, face à un constat d’échec, propose de la détruire. Le mystère gagne, comme cet océan informe aux pouvoirs étranges qui bientôt la recouvre et contient une forte puissance de mystère. La terreur monte chez les scientifiques, livrés à eux-mêmes et ne maitrisant plus rien, car face à leur capacité de création ils rencontrent celle de la destruction. Au bout de sa nuit, Ava finit par accepter de disparaître dans le cosmos, brisant les illusions désormais perdues de Kelvin.

La scénographie de Sallahdyn Khatir, remarquablement éclairée par Nicolas Ameil, sert bien le propos et nous place face à l’inhabituel, à la solitude, au silence de mort, à l’énigmatique. Deux cercles blancs qui pourraient évoquer des soucoupes volantes se font face, comme des sculptures dont la texture est de tissu, au centre, une troisième, au dôme inversé, occupe l’espace avant de s’élever, dégageant l’espace scénique. Le sol est recouvert de parpaings juxtaposés, créant le déséquilibre de la marche, les acteurs titubant sur ce sol mouvant et incertain.

Le spectacle nous mène dans la sensibilité de Jules Verne (De la terre à la lune, 1865), dans celle de H.G.Wells (Les premiers hommes dans la lune, 1901) et dans l’univers de Stanley Kubrick (2001 l’0dyssée de l’espace, film sorti en 1968). On est dans le récit épique et initiatique qui engage sur des thèmes comme l’extinction de la planète, la vie extra-terrestre, l’incommunicabilité. Les acteurs jouent avec justesse la montée des angoisses et dessinent les contours de leurs personnages avec précision. La création sonore de Richard Comte, par ses vibrations, s’intègre magnifiquement au thème.

La mise en scène crée l’illusion et nous place dans le regard de Kelvin, très bien porté par Vincent Guédon. Pascal Kirsch nous conduit, à l’instar du roman, entre la science-fiction et le fantastique, là où la science n’est plus qu’un danger pour l’homme. Après avoir été acteur notamment sous la direction de Marc François, puis assistant metteur en scène pour Thierry Bédard, Bruno Bayen et Claude Régy au cours de stages, il s’est lancé dans la mise en scène il y a une vingtaine d’années, montant des textes de Georg Büchner et Paul Celan, Hans Henny Jahnn et Maurice Maeterlink. Il présente ici sa vision critique du comportement humain et invite à plonger au plus profond de soi.

Brigitte Rémer, le 6 juin 2021

Avec : Yann Boudaud, Marina Keltchewsky, Vincent Guédon, Elios Noël en alternance avec Eric Caruso, François Tizon, Charles-Henri Wolff – musique Richard Comte – scénographie Sallahdyn Khatir – création lumières Nicolas Ameil – costumes Virginie Gervaise – son Lucie Laricq – conseils chorégraphiques Cécile Laloy – production, diffusion Marie Nicolini.-

Vendredi 4 juin, samedi 5 à 17h, dimanche 6 juin à 16h – Jeudi 10 juin, vendredi 11, samedi 12 à 19h – dimanche 13 juin à 18h – Théâtre des quartiers d’Ivry/Centre dramatique du Val-de-Marne, à la Manufacture des œillets, 1 place Pierre Gosnat, 94200 Ivry-sur-Seine – Métro Mairie d’Ivry – Tél. : 01 43 90 11 11 – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – En tournée : 1er au 3 juillet 2021, à la MC2 de Grenoble.

 

Les sept péchés capitaux

© Pierre Grosbois

Texte Bertolt Brecht – Musique Kurt Weill – Mise en scène Jacques Osinski – Direction musicale Benjamin Levy, avec l’Orchestre de chambre Pelléas – Compagnie L’Aurore Boréale, à l’Athénée-Théâtre Louis Jouvet – Spectacle chanté en allemand, surtitré en français.

C’est un étrange objet théâtral dont on reconnaît à peine le signataire, Bertolt Brecht (1898-1956) dans son engagement marxiste et dans les archétypes qui l’avaient inspiré, le travail d’Erwin Piscator fondateur du théâtre prolétarien et de Max Reinhardt dans sa définition du rôle du metteur en scène. Il avait obtenu le Prix Kleist à l’âge de 24 ans pour sa seconde pièce, Tambours dans la nuit. A partir de 1930, avec la montée du nazisme, les représentations théâtrales de ses pièces furent fréquemment interrompues ou suspendues, ses textes autodafés en 1933, lui, en exil, en France, puis en Europe et aux États-Unis.

On comprend mieux la démarche du texte intitulé Die sieben Todsünden (Les Sept péchés capitaux) écrit très vite en 1933, quand on sait que son complice musical de toujours, Kurt Weil (1900-1950) exilé en France de son côté pour avoir été interdit de musique dans son pays, l’Allemagne, cette même année, reçoit une commande pour les Ballets 1933 de Georges Balanchine. Il saisit ses alliés artistiques : Brecht pour le texte, Lotte Lenya son épouse pour l’interprétation chantée. La création eut lieu le 7 juin 1933 au Théâtre des Champs-Elysées sous la direction de Maurice Abravanel, l’accueil fut mitigé, l’antisémitisme rampant était à l’œuvre.

La pièce musicale est écrite pour cinq voix – une soprano, un quatuor d’hommes : ténors, baryton et basse – et orchestre de chambre. Elle se compose de sept tableaux, autant que de péchés capitaux (paresse, orgueil, colère, gourmandise, luxure, avarice, et envie), avec prologue et épilogue. On est en Louisiane, dans un contexte de pauvreté et d’utopie où deux sœurs sont envoyées par leur famille sur les routes des États-Unis, à la recherche d’un eldorado fantasmé et d’argent pour construire leur maison au bord du Mississipi. Forte de cette mission, Anna 1 et Anna 2, sautent de ville en ville : après Paris, Los Angeles, Philadelphie, Boston, Baltimore, San Francisco… Anna 1, chanteuse, tient le rôle de la grande sœur, de l’ange gardien et de la donneuse d’ordres, sorte de bonne conscience à ses heures perdues ; Anna 2, danseuse, exécute et prend les risques, parle peu mais agit, traversant toutes les tentations comme elle le peut, dans le conflit de loyauté qu’on lui a imposé.

Au fil des villes se construit la modeste fortune, se détruit l’innocence par les tentations de la société pervertie. La représentation de la famille aux idéaux « petits bourgeois » (le titre complet du texte s’intitule Les sept péchés capitaux des petits bourgeois) est parodique : les commanditaires, père, mère et deux frères – quatre chanteurs en prière, le plus souvent a-capella – invoquant le ciel de leur apporter l’argent demandé et donnant leurs ordres à distance, apparaissent et disparaissent à chaque tableau, dans leur parfaire hypocrisie moralisatrice.

La mise en scène de Jacques Osinski propose plusieurs niveaux de lecture. Sur la scène, une construction en tubes de type échafaudage permet l’utilisation de l’espace du dessous : table familiale en Louisiane, chambres des deux Anna côté cour, espaces intermédiaires pour les deux artistes, chanteuse et danseuse. Au-dessus se trouve un écran qui permet le voyage ou le commentaire, sur des images de Yann Chapotel qui signe aussi la scénographie, avec des lumières néons, enseignes lumineuses ou clairs obscurs de Catherine Verheyde. De chaque côté du cadre de scène deux petits écrans pour les traductions en français du texte allemand. Dans la fosse, l’Orchestre de chambre Pelléas dirigé par Benjamin Levy que l’on aperçoit à l’œuvre et d’où dépassent la tête d’un violoncelle ou la volute d’une contrebasse.

Au cœur du sujet, Anna est double et se fait face. Le rôle d’Anna I est tenu par la mezzo-soprano Natalie Pérez, Anna II par la danseuse Noémie Ettlin. Un duo où l’une commente l’autre, et l’autre commente l’une par le geste, répondant à sa manière à l’injustice et exprimant malgré tout sa quête du bonheur. Le duo fonctionne bien, légèrement complice, légèrement en opposition, chacune avec sa personnalité et son langage artistique. Forcément plus à distance, Natalie Pérez porte en chantant presque tout le texte des Anna. Noémie Ettlin a de la grâce et de l’invention dans les réponses dansées qu’elle construit, des pointes-tutu aux bas résilles, strass et paillettes, du tango à la désarticulation (costumes : Hélène Kritikos). Les instruments sont bien présents dans cet écrin qu’est l’Athénée où se fondent texte, musique, voix et images. Jacques Osinki esquisse son cabaret pour mieux le ré-inventer, c’est un beau pari.

Brigitte Rémer, le 4 juin 2021

Avec : Natalie Pérez (Anna1), Noémie Ettlin (Anna 2) – Guillaume Andrieux (Père), Florent Baffi (Mère), Manuel Nuñez Camelino (Frère 1), Camille Tresmontant (Frère 2) – à l’écran : Edward/ Baptiste Roussillon, Fernando/ Julien Ramade, homme 1/ David Migeot, homme 2/ Grégoire Tachnakian, homme 3/ Arnaud Simon – scénographie et vidéos : Yann Chapotel – lumière : Catherine Verheyde – costumes : Hélène Kritikos – mouvements Noémie Ettlin – Trois chansons de Kurt Weil sont insérées dans le spectacle : Complainte de la Seine de Maurice Magre, Je ne t’aime pas de Maurice Magre, Youkali paroles de Roger Fernay.

Du 27 mai au 5 juin, Athénée-Théâtre Louis Jouvet, Square de l’Opéra Louis Jouvet, 7 rue Boudreau, 75009. Paris – métro : Havre-Caumartin, Opéra, RER A Auber – tél. : 01 53 05 19 19 – site : www.athenee-theatre.com – En tournée : 22-23 février 2022 Théâtre de Caen – 25 février 2022 Théâtre de Val de Rueil – 1er mars 2022 Théâtre de Lisieux.

Divas – D’Oum Kalthoum à Dalida

Badia Massabni © Abboudi Bou Jawde

Exposition à l’Institut du Monde Arabe – Commissariat Hanna Boghanim, Elodie Bouffard, chargées de collections et d’expositions IMA – scénographie Pascal Payeur, Patrick Hoarau.

Le début du XXème confirme l’effervescence du cinéma arabe et la montée en puissance des femmes dans la société moyen-orientale, comme dans les arts. Pour tous les pays de la région, l’Égypte devient l’espace des libertés, de la sensualité et de l’avant-gardisme, c’est un temps de renaissance intellectuelle, la Nahda. La vie est bouillonnante et Le Caire devient le lieu incontournable de la musique, de la danse et de la comédie musicale.

L’exposition Divas. D’Oum Kalthoum à Dalida montre l’éclosion puis la consécration de ces nouvelles héroïnes – chanteuses, danseuses, actrices et productrices – qui nourrissent les fantasmes des années 1920 à 1970, tout en étant de véritables pionnières du féminisme. Dans un mouvement de libération des puissances coloniales, des femmes comme Hoda Chaaraoui et Ceza Nabaraoui retirent publiquement leur voile et se montrent tête nue, soutiennent les politiques nationalistes et inventent une liberté d’être et de ton. Par elles, de nouveaux médias voient le jour, comme le mensuel en langue française L’Égyptienne (Al-Misriyah) émanant de l’Union féministe égyptienne fondée en 1923, et comme le magazine Rose al-Youssef lancé en 1925, du nom de sa fondatrice, chrétienne du Liban vivant au Caire où elle anime des salons littéraires cosmopolites très convoités et participe au renouveau du théâtre égyptien.

On pénètre dans l’exposition comme on entrerait dans un cabaret de l’époque, écartant un rideau frangé qui ouvre sur les figures emblématiques de la chanson et de la danse de cabaret, ces pionnières des années 1920-1930. Tout, derrière, est image et son, dans le ton du moment, entre l’histoire sociale des femmes, le comique et la fierté nationale. On rencontre ces premières divas à travers photos, objets, reconstitution d’espaces privés, séquences de films. Ainsi Mounira al-Mahdiyya (1885-1965) grande vedette des théâtres et cabarets, première actrice musulmane à monter sur scène avec la troupe de théâtre de l’Aziz Eid Theatre où elle forgea ses armes et première à être enregistrée sur 78 tours, en 1909 : « Mon pays est le berceau de la liberté. L’Égypte est la mère de la civilisation et notre père c’est Toutânkhamon » ou encore « T’en fais pas pour moi, y’en a là-dedans ! En amour j’ai passé mon baccalauréat, t’en fais pas pour moi » dit la chanson. On la surnomme la sultane du tarab, cette extase musicale qui, par la répétition, la variation de la même phrase et la richesse de l’improvisation, emmène le public dans une émotion artistique d’une grande intensité.

Assia Dagher © Abboudi Bou Jawde

Badia Massabni (1892-1974) célèbre danseuse orientale de sharqî dont la forme naît dans les cabarets du Caire, s’imprègne de certaines formes populaires, puis s’orne de strass et de perles, de voiles et de bijoux, avant de se démocratiser sur les écrans de cinéma. Le cabaret Casino Badia, au cœur du Caire, fut très prisé et Badia Massabni a fait école. Assia Dagher (1908-1986) et Aziza Amir (1901-1952) ont déployé leur talent pour le cinéma, la chanson, la danse au music-hall et au cabaret, et sont entrées dans la dynamique de la scène musicale et du divertissement, par l’industrie cinématographique naissante. En 1935, Le Caire voyait en effet la naissance des célèbres Studios Misr qui ont donné un grand coup d’accélérateur au développement du cinéma et dessiné des carrières fulgurantes pour ces artistes. (cf. notre article Aux Studios Misr, publié le 16 novembre 2020, à partir du long métrage documentaire, écrit et réalisé par Mona Assaad). Des extraits du premier film sonore et musical égyptien, La Chanson du cœur (Onchoudet el-Fouad), nous sont montrés, un exploit, car la musique et les chansons composées par Zakaria Ahmed avaient été perdues. La restauration numérique a pu se réaliser suite à l’enregistrement sur 78 tours retrouvé en 2008, avec la chanson éponyme qu’interprète Nadra accompagnée de son oud. Mario Volpe avait tourné le film en 1932, il marque la transition entre le cinéma muet et le parlant.

Oum Kalthoum au Caire © IMA

L’acte II de l’exposition présente les divas aux voix d’or, des années 1940 au début des années 1970. Elles viennent d’horizons différents et seront au coude à coude du côté du succès : Oum Kalthoum, Asmahan, Warda al-Djazaïria et Fayrouz. Trois d’entre elles chanteront à l’Olympia, à Paris (Oum Kalthoum en 1967, Fayrouz et Warda en 1979).  On entre dans leurs univers à travers leurs loges qu’on traverse et qui montrent de somptueuses robes et objets personnels, des affiches et photos de tournage, et par la diffusion d’interviews et d’extraits de chansons. Leurs parcours sont extravagants et exemplaires :

Oum Kalthoum  (1900-1975) s’installe au Caire en 1924 où elle enregistre deux ans après, son premier disque. Elle vient d’un petit village du nord de l’Égypte, près de Mansûra où son père est spécialisé dans les chants sacrés. Son frère lui apprend la cantillation coranique et le chant religieux. Cet Astre de l’Orient comme on aimera à la nommer (ou encore la Quatrième Pyramide) s’élèvera au plus haut rang de la notoriété internationale, à l’époque du Palais et des rois Fouad puis Farouk, autant qu’à l’époque nassérienne. Elle devient le symbole de la Nation Arabe. Son répertoire se compose majoritairement de chansons sentimentales qui s’étirent longuement, la place et la configuration de l’orchestre accompagnant la performance vocale évoluent au fil des concerts où se mêlent les instruments orientaux aux instruments occidentaux comme le piano, l’orgue, la guitare et l’accordéon. « Au début, j’ai été prise au piège de l’amour et de la passion, ensuite je fus forcée à la patience et à la résignation, enfin, sans prévenir, on m’a laissé à l’abandon » chante-t-elle dans Al awila fi al-gharam (Au début de l’amour) en 1944. Elle tourne dans plusieurs films entre 1936 et 1947 dont Weddad (1936), Le Chant de l’espoir (1937), Aïda (1942), Fatma (1947). Les rushes d’un concert filmé par Youssef Chahine qui avait débuté un film sur la star, resté inachevé, sont projetés dans l’exposition.

Asmahan (vers 1917-1944) qui signifie la sublime, de son nom de naissance Amal el-Atrache, sœur du très populaire chanteur Farid el-Atrache, princesse druze syro-libanaise, naît sur un bateau et meurt très tôt dans le contexte flou d’un accident de voiture suivi d’une noyade dans le Nil. C’était une splendide diva aux yeux clairs et à la présence douce dont la mère, musicienne et chanteuse, s’était installée au Caire en 1923. Douée d’un immense talent, elle se produit très jeune dans les cabarets et les soirées privées, maîtrise vite le système modal arabe (maqâmât) et les improvisations vocales (mawâwîl). Rebelle et indépendante, sa vie personnelle tumultueuse la mène de mariage en dépression. Pendant la seconde guerre mondiale elle se met au service des Britanniques.

Asmahan © The Arab Image Foundation

Avec son frère, elle co-signe deux films dans lesquels elle joue : en 1942, Victoire de la jeunesse (Intissar al-chebab) ; en 1944, Amour et vengeance (Gharam wa Intiqam), mais elle meurt pendant le tournage. Sa mort viendra compléter le scénario du film, et la chanson Nuits de fête, à Vienne, (Layâli al-uns fi Vienna) qu’elle y interprète reste sa chanson emblématique : « C’est une nuit de fête à Vienne, il y souffle une brise de paradis, des mélodies si belles résonnent dans l’air qu’en les entendant les oiseaux répondent en chantant… »

Née à Paris d’un père algérien militant nationaliste et d’une mère libanaise, Warda Ftouki (1939-2012) dite Warda al-Djazarïa (la Rose algérienne) commence à chanter à la fin des années 40 dans le cabaret de son père, le Tam Tam, rue Saint-Séverin à Paris, cabaret qui sera contraint de fermer en 1956 quand on le soupçonnera de servir de cache d’armes. La famille repartira au Liban puis Warda poursuivra sa carrière, notamment au Caire où elle tournera deux films, Almaz et Abdou en 1962, La Princesse arabe en 1963. Son immense répertoire de chansons d’amour et sa voix chaleureuse ont fait d’elle une diva orientale adulée, de Paris à Beyrouth et du Caire à Alger. Sa chanson, Lawla al-malama (Si on ne m’avait pas fait tant de reproches) composé par Mohammed Abdel Wahab en 1974 en est un exemple : « J’ai entendu des mots durs, si cruels que le sol était comme inondé de larmes et le soleil blessé. Et pourquoi ? Parce que je l’aime ou parce que j’ai dit que je l’aimais… »

Le talent de Fayrouz, née au Liban en 1934, est très tôt repéré par le compositeur, chanteur et joueur de oud Halim al-Roumi et sa carrière vite lancée suite à une commande du Festival International de Baalbeck. C’est le point de départ d’une forme musicale élaborée avec les compositeurs Assi et Mansour Rahbani, qui mêle les styles oriental et occidental. Elle devient l’égérie de cette nouvelle forme, dite opérette libanaise. « Donne-moi le nay et chante. Le chant est le secret de l’existence. Et la plainte du nay demeure au-delà de toute existence » dit le poète Gibran Khalil Gibran qu’elle interprète, mis en musique par Najib Hankash.

Samia Gamal © Abboudi Bou Jawde

L’acte III de l’exposition évoque L’âge d’or des comédies musicales où se côtoient actrices, danseuses et chanteuses en ces années de développement de la cinématographie égyptienne (1940 à 1970). Cette époque, qualifiée de Hollywood sur le Nil, ou Nilwood, diffuse dans tous les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, s’appuyant sur des divas très glamour et développe une sorte de star système alimenté par les affiches et les magazines. Deux grandes danseuses de type sharqî sont présentées dans cette section, toutes deux issues du célèbre cabaret de Badia Massabni : Tahiyya Carioca (1919-1999) à la danse lente et sensuelle et au tempérament volcanique introduit les rythmes latinos dans ses performances, tient des rôles de grande séductrice dans plus de cent-vingt films, puis quitte la danse en 1963, pour diriger un théâtre ; Samia Galal (1924-1994) mêle danse orientale, référence hollywoodienne et latinos, ballet classique, tourne ses films les plus significatifs entre 1944 et 1949, avec Farid al-Atrache avec qui elle forme un couple mythique à la ville comme à l’écran. ‘Afrîta hânim (Madame la Diablesse) tourné en 1949 par Henri Barakat met en relief la maîtrise de ses numéros dansés et reste son film emblématique. Plus tard, elle s’inscrira dans l’histoire de la comédie musicale avec, en 1954, Raqsit al-wadâ (La Danse de l’adieu) et Zanouba, en 1956.

Laila Mourad © Abboudi Bou Jawde

On trouve dans cet âge d’or des comédies musicales la grande Leila Mourad (1918-1995) appelée Carillon de l’Orient, figure incontournable des comédies musicales égyptiennes choisie par Mohammed Abdelwahab pour son film Yahia el hob (Vive l’amour) en 1938. Leila Mourad s’est retirée de la vie artistique en 1955, sans s’en expliquer ; Sabah (1925-2014) flambeau de la musique libanaise en Égypte, icône du monde arabe à la vie tumultueuse, a joué dans une centaine de films et interprété plus de trois mille chansons ; l’actrice et danseuse Hind Rostom (1926-2011) Marylin de l’Orient, s’impose dans tous les styles – comédie, drame et polar psychologique ; Faten Hamama (1931-2015) débute sa carrière à sept ans, dans un film de Mohammed Karim, Yom saïd (Jours heureux) développe une ample palette de jeu et tourne avec les plus grands réalisateurs égyptiens (Ezzedine Zoulficar, Henri Barakat, Youssef Chahine). Elle formera avec Omar Sharif un des couples mythiques du cinéma égyptien ; l’espiègle Souad Hosni (1942-2001) dite Cendrillon de l’écran arabe, figure rêvée de la jeunesse des années 1960 et incarnation sur pellicule de la modernité des années Nasser fut

Faten Hamada © Abboudi Bou Jawde

particulièrement célébrée dans le monde arabe avec le film Khalli bâlak min Zouzou (Méfie-toi de Zouzou). Sa mort à Londres après une chute de onze étages, laisse un certain flou.

Dans cette section de l’exposition, Dalida née Iolanta Gigliotti (1933-1987) au Caire dans une famille d’immigrés italiens, tient une place particulière. Un espace lui est réservé à partir d’objets et documents prêtés par son frère, Orlando, qui était aussi son producteur. Les portes du cinéma égyptien s’étaient ouvertes à elle suite à sa nomination comme Miss Égypte, en 1954. Elle avait tourné plusieurs films avant de venir à Paris, là c’est une carrière de chanteuse qu’elle développera et qui la mènera vers un extraordinaire succès. Le cinéma la rattrapera pourtant en 1986, quand Youssef Chahine l’invitera à tourner dans Le Sixième Jour.

Dalida © D.R. Orlando Productions

L’acte IV de l’exposition établit des passerelles entre cette longue période ô combien féconde et la manière dont certains artistes contemporains s’emparent de cet héritage, et s’en inspirent : Ainsi Shirin Neshat irano-américaine, présente deux courts métrages issus d’un film qu’elle a réalisé en 2017 sur Oum Kalthoum ; Youssef Nabil, photographe égyptien travaillant entre Paris et New-York, célèbre la danse orientale à travers une vidéo, Saved My Belly Dancer ; l’artiste-illustratrice franco-libanaise Lamia Ziadé réalise une performance issue de son roman graphique Ô nuit, Ô mes yeux ; Shirin Abu Shaqra, réalisatrice libanaise réfléchit sur le temps qui passe, à travers une vidéo ; La photographe et vidéaste libanaise Randa Mirza réalise avec le musicien et compositeur hip hop Waël Kodeih une installation sous forme d’hologrammes, dédiée aux deux grandes danseuses Samia Galal et Tahiyya Carioca ; le plasticien franco-égyptien Nabil Boutros présente Futur antérieur, une série de photomontages dérivés de films des années soixante qu’il réinterprète en les légendant au regard d’événements d’aujourd’hui et qu’il commente à partir de ses souvenirs personnels.

Tahiyya Carioca © Abboudi Bou Jawde

L’exposition Divas – D’Oum Kalthoum à Dalida de l’Institut du Monde Arabe met en exergue une période électrique, des années 1920 à 1970 avec la conquête des femmes pour leurs libertés, le développement du cinéma, l’identité d’un pays – l’Égypte, multiculturelle, empreinte d’une certaine insouciance, pleine de vie et de créativité dans ses expressions artistiques.  Elle raconte des carrières excentriques, des beautés remarquées, des vies agitées, des formes musicales chantées, jouées, dansées, le monde à leurs pieds. Elle raconte Le Caire comme centre du monde et carrefour de ces divas emblématiques, pour le Moyen-Orient et pour le monde.

L’exposition proposée à l’Institut du Monde Arabe – qui s’est vue retardée par deux fois en 2020 pour raison de pandémie, puis à nouveau début 2021 et s’en trouve écourtée – est d’une grande richesse. Réalisée avec l’aide d’un Comité scientifique hors pair, nous la recommandons vivement. Sa mise en espace sensible et intelligente, documentée et orchestrée (scénographie, lumières et son) sert le propos d’une manière particulièrement réussie. Il faut prendre du temps pour s’imprégner de ces années et rencontrer les divas, car derrière paillettes et notoriété, se dessine la Femme, son statut, ses blessures, ses combats.

Brigitte Rémer, le 3 juin 2021

Du 19 mai 2021 prolongée jusqu’au 26 septembre 2021 – Du mardi au vendredi, de 10h à 18h ; Samedi, dimanche et jours fériés de 10h à 19h – Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés-Saint-Bernard/Place Mohammed V, 75005. Paris – métro : Jussieu – tél. : +33(0) 1 40 51 38 38 – email : imarabe.org – Catalogue : Divas arabes : D’Oum Kalthoum à Dalida : Exposition, Paris, Institut du monde arabe expositions – sous la direction de Élodie Bouffard, Elodie et Boghanim, Hanna, éditions SKIRA – Date de parution : 10/03/ 2021 – 29,00 €

Nabil Boutros © A.Sidoli et T.Rambaud

Légende des photos – Photo 1 : (13) Badia Massabni, photo tirée du magazine « Al-Ithnayn wal dunya » Le Caire, 1938, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 2 : (24) Assia Dagher en couverture du magazine Al-Kawakeb (Les planètes), Le Caire, 1954, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 3 : (113) Antoune albert, Oum Kalthoum dans sa villa du quartier Zamalek au Caire, circa 1960, Paris, Photothèque de l’IMA ©IMA – Photo 4 : (62) Elias Sarraf, Portrait d’Asmahan, Alexandrie, circa 1930, Beyrouth, Fondation arabe pour l’image, collection Faysal el Atrash © The Arab Image Foundation – Photo 5 : (206) Samia Gamal en couverture du magazine « Al-Kawakeb » (Les planètes), 1956, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 6 : (203) Laila Mourad en couverture du magazine « Al-cinéma » Egypte, 1945, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 7 : (225) Faten Hamama en couverture du magazine « Al-Kawakeb » (Les planètes), Egypte, 1954, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawd – Photo 8 : (185) Portrait de Dalida lors de la promotion du film « Un verre une cigarette » Le Caire, 1954, Paris, D. R.  Productions Orlando © D.R. Orlando Productions – Photo 9 : Photographie de Tahiyya Carioca dans le film « Un amour de danseuse » (Gharâm Rakissa), Réalisé par Helmi Rafla, Egypte, 1949, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 10 : Nabil Boutros « Futur antérieur » 178705 © A.Sidoli et T.Rambaud.